Il fait très doux

Il fait très doux. Je suis sortie de la ville pour marcher dans les bois. Rien n’est aussi étonnant que ce moment de l’année où les premiers bourgeons sont encore roulés dans leur gomme, mais laissent échapper de petites pointes vertes. On dirait que le monde entier est suspendu dans un fragile équilibre, qu’on ne sait trop de quel côté il va basculer. Les paysages sont encore estompés, brouillés. Heureusement que les parfums sont en avance sur les couleurs. Une senteur fraîche et nouvelle monte déjà de la terre.

J’ai mis des espadrilles, comme pour encourager la saison, mais avec de grosses chaussettes. J’ai laissé ma voiture dans l’anse d’une petite clairière, et j’avance sur un tapis d’humus. Je sens la limpidité de l’air dans mes poumons. Manque de chance, un amateur de jogging en survêtement déboule de derrière un arbre et d’un seul coup la solitude qui m’appartenait m’est ravie. Je le regarde s’éloigner, les épaules hautes, le dos creusé, rythmant son souffle, sur le sentier. Une chance encore que ce n’ait pas été Sora, il aurait fallu ouvrir la discussion. S’il avait eu envie de discuter, ce qui n’est pas sûr du tout. J’ai l’impression que je l’agace, qu’il boude plus ou moins, ou que le Brésil lui a vraiment tourné la tête, c’est-à-dire a détourné son regard du mien, et qu’il n’approuve guère mes activités. Tant pis pour moi. J’aurais mieux fait de retourner à la fac, de revenir à ses cours, de me recycler : c’est sans doute ce qu’il aurait voulu. Et de faire l’amour avec lui, avant qu’il ne soit trop vieux. Plutôt qu’avec l’analphabète que je m’épuise à alphabétiser. Je rate tout. Je me trompe toujours. Il faut être Philippe pour avoir la patience de supporter cela. Une patience que seule peut donner l’aérologie.

L’amateur de jogging était suivi, à distance respectable, d’une femme que je n’avais pas prévue. Son épouse peut-être. Elle passe, le visage rouge et haut, sans me voir. En short, elle. Assez belle de formes. Une grande poitrine ne ballottant pas trop dans la course. Des cuisses allongées soutenant des fesses à me rendre jalouse. Je pense à Françoise et à sa gymnastique. Elle ne peut tenir derrière sa machine, dit-elle, que si elle s’assure une relaxation régulière des avant-bras et des épaules. Et pour cela, le sport, le grand air, la nature sont indispensables. Elle va régulièrement courir avec ses avocats, tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois les deux. Elle est toute pleine de scintillantes illusions à mon sujet. Même sous le licol de Lucky, je brillais de mille feux à ses yeux. Elle était sûre que le théâtre me mènerait loin. Que ma voix me mènerait loin.

La preuve est faite que je suis arrivée loin. Je suis arrivée au cœur de ce petit bois où je voudrais vraiment ne plus rencontrer personne. Après le mari, la femme, j’espère qu’il n’y aura pas les enfants joggers, par chapelets. Je voudrais ne plus rencontrer que les arbres. C’est irremplaçable, les arbres. J’aimerais nettoyer minutieusement les troncs de leur vieille écorce, puis les étreindre, les embrasser, poser mes lèvres sur le bois nu. Mâcher les jeunes feuilles dès qu’elles vont sortir. Me griffer la figure à celles qui subsistent et peuplent les fourrés. Marcher sur cette terre sans espadrilles ni chaussettes. Aller au-devant du coq de bruyère ou du hanneton corné. Avancer encore. Plus loin. Tout en laissant venir, par bribes, à mes lèvres, tous ces petits bouts, fragments, éclats de choses lues qui dansent dans ma tête, ces morceaux de pages que je ferais bien de me mettre en devoir d’apprendre par cœur, si je veux donner à ma profession un peu plus de lustre, d’aisance et de diversité. Mon Dieu, qui suis-je ?